La nuit venait de tomber sur la clairière. Les membres du Clan de l'Ombre se dirigeaient vers leur tanière ou finissaient une proie. L'un d'eux avait à peine entamé son mulot. C'était un grand mâle gris au poil touffu et aux des yeux bleu turquoise. Lorsqu'il eut terminé son repas, la plupart des chats dormaient déjà.
C'est ce moment que choisit une petite chatte blanche et gracile pour se faufiler à l'intérieur du camp. En la voyant, le mâle se figea.
« Cristal ? Mais qu'est-ce que tu fais là ? Je croyais t'avoir prévenue : tu ne dois venir ici sous aucun prétexte, c'est trop dangereux, » rappela-t-il, en plongeant son regard dans les yeux ambrés de la chatte.
« Je suis ici pour lui, » dit-elle, et elle s'écarta, dévoilant une petite boule de poils rousse et beige.
« C'est le seul qu'il me reste, Plume de Pinson. Mes Bipèdes m'ont pris les autres ! Ils les ont emmenés, et je n'ai rien pu faire... Sauf celui-là. Je l'ai trop bien caché pour eux. Mais je sais qu'ils finiront par le trouver si je le garde avec moi. Tu dois le prendre. »
Son ton était plein d’empressement, ses gestes affolés, son regard implorant.
« C'est ton fils, » ajouta-t-elle comme pour le convaincre.
La boule de poils remua, à moitié endormi, et leva la tête en entendant la voix de sa mère. Celle-ci lui jeta un regard plein de tendresse.
« Bon, c'est d'accord, » céda finalement Plume de Pinson. « J'en ferais un véritable guerrier du Clan de l'Ombre, » dit-il d'un ton décidé en prenant le chaton dans sa gueule.
« Merci. »
Cristal hésitait entre le soulagement et la tristesse de devoir se séparer de son petit. Elle lui donna un dernier coup de langue et murmura d'un ton inquiet :
« Tu t'en occuperas bien, hein ? Et tu viendras me donner de ses nouvelles ?
- Oui, promit-il. Une fois par lune. »
Il sourit, et n'importe quelle cervelle de souris aurait compris qu'il était amoureux.
« Et maintenant, fit-il plus sérieusement, je vais déposer ce petit dans mon antre et te raccompagner chez toi. »

Quatre lunes plus tard...

C'était un matin frais et nuageux. Petit Soleil jouait à la boule de mousse. Ou plutôt, il regardait avidement Petit Lynx et Petite Lavande se disputer la boule. L'intérêt brillait dans les yeux du chaton, mais il ne faisait pas un mouvement pour participer. Au bout de quelques minutes, n'y tenant plus, il s'approcha d'un pas hésitant. Puis il courut franchement et donna un grand coup de patte dans la boule, qui roula, roula... et fonça droit dans la pouponnière.
« Oh non... » couina le chaton.
Il recula vivement, les oreilles plaquées en arrière. Une chatte au poil noir, qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à Petite Lavande, sortit de la pouponnière et lança au fautif un regard sombre.
« Petit Soleil... gronda-t-elle d'un ton menaçant. Je t'avais interdit d'approcher mes petits ! »
« Désolée, Lune Noire... » miaula-t-il d'une voix quasi-inaudible.
D'un vigoureux mouvement de queue, la femelle poussa ses petits derrière elle.
« Les chats domestiques comme toi n'ont rien à faire ici ! Si ton père n'était pas lieutenant... »
Elle ne termina pas sa phrase, arrêtée net en voyant une large silhouette grise derrière Petit Soleil. C'était Plume de Pinson.
« Tout le monde sait que tu abandonnerais volontiers mon fils aux Bipèdes, Lune Noire. Mais tu n'es pas obligée de lui faire peur. »
L'intéressé marmonna quelque chose que personne ne comprit, gronda dans ses moustaches et finit par retourner dans la pouponnière. Petit Lynx la suivit fièrement, mais Petite Lavande ne bougea pas.
« On joue ? » proposa-t-elle avec un grand sourire.
Petit Soleil jeta un regard mal assuré à son père, qui sourit à son tour. Il se tourna alors vers Petite Lavande, qui attendait sa réponse, acquiesçât joyeusement et la rejoignit en un clin d’œil. Peut-être même un peu trop vite pour un chaton normal.

Quatorze lunes plus tard...

Tous les guerriers étaient rassemblés autour du promontoire, et la lune en croissant éclairait leurs visages solennels. Une seule ne paraissait pas attristé par l’événement : Lune Noire. Au contraire, elle souriait discrètement. Elle n'avait jamais apprécié le lieutenant du Clan, Plume de Pinson; il était donc logique qu'elle se réjouisse en apprenant qu'il avait été capturé par les Bipèdes en essayant de pénétrer dans un de leurs nids. Certains avaient entendu dire qu'il tentait de voir sa compagne, une chatte domestique, et également la mère de Nuage de Soleil.
Pendant ce temps, dans la tanière des apprentis, celui-ci dormait, roulé en boule contre son amie Nuage de Lavande. Personne n'avait jugé bon de la réveiller pour lui apprendre la disparition de son père. Dans ses rêves, Plume de Pinson revenait de sa visite chez Cristal, sain et sauf et porteur de bonnes nouvelles, comme d'habitude. Il promettait aussi une fois de plus qu'après son baptême de guerrier, il emmènerait Nuage de Soleil avec lui. Ce serait sans doute pour la prochaine fois : Nuage de Soleil avait maintenant 16 lunes et méritait largement son nouveau nom, du moins d'après son père. Et alors, il rencontrerait enfin sa mère
Malheureusement, les rêves de Nuage de Soleil ne se réaliseraient jamais et il ne parviendrait pas à découvrir l'emplacement du nid de Cristal.

Moins d'une lune plus tard, une nouvelle Assemblée du Clan eut lieu. C'était un baptême de guerrier.
Le chef appela d'abord Nuage de Lynx qui devint Œil de Lynx. Lorsqu'il prononça le nom de Nuage de Lavande, Nuage de Soleil se sentit aussi excité que si c'était déjà son tour. Son amitié pour elle grandissait de jour en jour, et il semblait même qu'elle se fut transformé en un autre forme d'affection.
Le jeune matou se promit de lui avouer le jour même; mais il devrait attendre que Lune Noire soit loin, car la guerrière au poil sombre lui flanquait depuis toujours une trouille bleue.
« Nuage de Soleil ! » appela le chef. Il venait de déclarer que Nuage de Lavande serait à présent Fleur de Lavande.
Le jeune chat s'avança, le cœur battant à tout rompre. Il essaya de ne pas prêter attention aux murmures sournois qui s'élevaient sur son passage : "Maudit chat domestique !" "Retourne chez tes Bipèdes !".
« A partir de maintenant, tu t’appelleras Coucher de Soleil ! »

La journée touchait à sa fin, et le soleil était à déjà à moitié caché derrière l'horizon. Le baptême terminé, les chats étaient retournés à leurs occupations. Au milieu de la clairière, deux d'entre eux se faisaient face.
Le premier, un mâle roux et beige, semblait extrêmement mal à l'aise. La deuxième était grande, plus que l'autre chat. Elle avait un poil noir soyeux et des yeux d'un étrange violet pâle. Elle souriait. Il s'agissait bien sûr de Coucher de Soleil et Fleur de Lavande.
Le tout jeune guerrier passait d'une patte sur l'autre, gêné et la tête baissée. Finalement, il leva les yeux et miaula d'une voix hésitante :
« Fleur de Lavande, je crois... je crois que je t'aime. »
Elle ronronna, amusée mais attendrie.
« Tu crois... ou tu es sûr ?
- J'en suis sûr ! » affirma-t-il avec indignation.
Elle rit et posa doucement son museau contre celui du matou, qui en eut le souffle coupé.
Puis, radieuse, elle fit demi-tour en un  clin d’œil et partit à toute vitesse vers la sortie. Coucher de Soleil hésita à utiliser son pouvoir pour la rattraper; il décida finalement que ce serait tricher et s'élança tout en criant à Fleur de Lavande de l'attendre.
Mais celle-ci ne voulait apparemment pas être rattrapée : elle ne ralentit pas d'un iota, traversant à toutes pattes une bonne partie du territoire de l'Ombre. Enfin, à bout de souffle et la voyant disparaître entre deux lointains arbustes, son compagnon miaula d'un râle suppliant :
« Je n'en peux plus, arrête ! »
Malicieuse, elle fit deux pas vers lui et le regarda avec nonchalance. Puis, alors qu'il lui jetait un regard soulagé, elle repartit sans plus attendre. Épuisé, Coucher de Soleil s'accorda une halte.
C'est à ce moment-là qu'il réalisa la direction dans laquelle l'entraînait Fleur de Lavande. Aussitôt, il activa son pouvoir, et se retrouva en un clin d’œil à une centaine de longueurs de queue derrière elle. Mais il était trop épuisé pour accélérer plus longtemps. Tout en continuant de courir, mais à un rythme normal, il s'époumona :
« Fleur de Lavande, pas par là ! C'est le Chemin du Tonnerre !
- Ne t'inquiète pas, » répondit-elle avec insouciance, sans même se retourner. « Tu ne t’inquiéterais plus si tu savais le boucan que font les m... »
Bruyant, mais surtout terriblement rapide, un monstre rouge vif venait de percuter la jeune chatte. Coucher de Soleil se trouvait alors au bord du Chemin du Tonnerre et s’apprêtait à l'y rejoindre. Lorsqu'elle fut touchée, il cessa de bouger. Lorsque, sous la violence du choc, elle s'envola, il cessa de respirer. Et lorsqu'après ce qui lui sembla une éternité, elle retomba de l'autre côté de la frontière, sur les terres du Tonnerre, il eut l'impression que son cœur venait de s'arrêter de battre. Définitivement.
Alors, il recommença à respirer et traversa le Chemin du Tonnerre, puis pénétra sur le territoire du Clan du Tonnerre. Là-bas, une patrouille venait d'arriver, alertée par le bruit, et les guerriers s'écartèrent pour laisser passer Coucher de Soleil. Ils ne pouvaient pas l'empêcher de récupérer le corps de sa camarade.
Le matou emmena Fleur de Lavande, sans se préoccuper du poids de sa dépouille ni du sang qui dégoulinait sur lui, maculant entièrement sa fourrure.

Quand il parvint au Camp, le corps avait déjà beaucoup refroidi, et la nuit était tombée depuis longtemps. Coucher de Soleil grelottait en posant délicatement son fardeau au centre de la clairière. Sans un mot, il s'allongea aux côtés de la chatte qu'il aimait. Mais Lune Noire, qui attendait le retour de sa fille, se précipita aussitôt. En voyant le chat qu'elle haïssait le plus au monde étendu contre sa fille,  tous deux maculés de sang, elle poussa un miaulement rauque, plein d'angoisse et de colère. Elle se jeta sur Fleur de Lavande et la secoua désespérément, puis, comprenant qu'il n'y avait plus rien à faire, se mit à pleurer. Et tout à coup, elle sembla avoir un éclair d'illumination. Elle se leva d'un bond et cria, à l'intention de Coucher de Soleil :
« C'EST TOI QUI L'AS TUÉE ! »
L'intéressé ne lui accorda pas un regard. Ses yeux fixaient les étoiles, imaginant Fleur de Lavande parmi ses ancêtres. Pourvu qu'elle n'ait pas trop souffert... espéra-t-il. Une larme se détacha de son œil et roula tout doucement, nettoyant sur son passage le sang qui couvrait le visage du chat. Des traînées semblables étaient visibles un peu partout, laissant apparaître les couleurs originales de son pelage.
« TU AS TUÉE MA FILLE, assassin de chat domestique ! » continua Lune Noire.
Une rage meurtrière brillait dans ses yeux.
« Mais ton père en sera pas là pour te protéger, cette fois... » fit-elle avec un sourire mauvais.
Elle s'approcha, menaçante, sans que personne ne réagisse. Même Coucher de Soleil ne bougeait pas, indifférent au monde qui l'entourait.
Mais un chat s'interposa au moment exact où elle s'apprêtait à bondir sur le jeune matou. Il ne reçut qu'un seul coup de griffe, dont la trace est encore là aujourd'hui, en travers de son museau.
« Laisses-le s'en aller, Lune Noire. Ne t'abaisses pas à son niveau. » cracha d'un ton froid et méprisant le chat qui avait empêché Coucher de Soleil d'être déchiqueté. C'était Œil de Lynx.
Pas une voix ne s'éleva pour protester lorsque Coucher de Soleil se leva et disparut dans la nuit sans un mot. Mais avant de partir, il jeta un dernier regard à la silhouette désarticulé de celle qui aurait pu devenir sa compagne.

Il marcha jusqu'au Clan du Tonnerre. Peut-être que, là-bas, on l'accepterait ? Et puis, il voulait revoir les lieux du drame, ne serait-ce que pour se imprimer la scène dans sa mémoire. Il voulait aussi être sûr qu'il n'y avait vraiment eu aucune chance de sauver Fleur de Lavande. Et de toute façon, les deux autres Clans susceptibles de l’accueillir était situés plus loin. Il préféra faire au plus court.

Trois lunes après l'accident, Coucher de Soleil était parfaitement intégré à son nouveau Clan. Certes, il n'avait pas beaucoup d'amis, et des rumeurs comportés par Lune Noire et son fils lors des Assemblés circulaient parmi les chats du Tonnerre. Mais au moins, ils n'avaient pas non plus d'ennemis. Il en conclut que ce Clan était bien plus tolérant que celui de l'Ombre, et en vint à détester ce dernier.

Peu à peu, son chagrin devenait moins vif, sa douleur moins cuisante. Mais il n'oubliait pas Fleur de Lavande, ni son père. Au contraire : ses efforts pour continuer à vivre normalement sont comme un hommage qu'il leur fait, un moyen de se rappeler d'eux. Surtout elle, qui profitait de la vie chaque jour comme si c'était son dernier.