Si seulement les autres félins pouvaient comprendre le trajet d’Azur Irisé. Si seulement. Son nom semble si charmeur, si gai, mais un nom ne correspond pas toujours à la personnalité du chat. C’est souvent à son physique, et encore une fois, le mâle a été sous-estimé, traité comme un gosse jusqu’à ce qu’il en devienne totalement rude et froid. Son père ne l’aimait pas. Il n’était pas comme lui. Pas ce pelage brun sombre, pas ces yeux vert obscur. Il ressemblait à sa mère. Seuls ses yeux avaient changé. Ceux de sa mère étaient smaragdin, beaucoup plus élégant que ceux de son conjoint, mais une lueur de haine y brillait. Azur Irisée était le plus petit et le plus frêle de la portée, et elle ne le voulait pas. Elle voulait avoir des fils forts et beaux. Or lui avait un pelage sale et négligé, malgré sa splendide couleur naturelle.
Cela ne s’est guère arrangé au fil du temps, bien au contraire. Son père l’affrontait régulièrement au combat dès qu’on lui trouvât un mentor, bien trop généreux et indulgent à son goût. « N’écoute pas ton mentor », disait-il avec tellement de mépris que cela faisait frissonner Nuage d’Azur. « N’écoute que moi, car la voie du guerrier est bien plus périlleuse que tu ne le penses, et que ton mentor lui- même ne le pense. Il est si jeune, si effronté, si mal élevé. » Mais Nuage d’Azur ne le croyait pas. Il avait confiance en celui qui lui enseignait tout. Sa mère s’était rangée du côté de son compagnon et avait appuyé ses propos en détachant chacun de ses mots. « Oui, écoute ton père », disait-elle avec une voix mielleuse effrayante. « Lui pourra t’enseigner les véritables enjeux de la vie d’un guerrier. Lui seul pourra te donner une force physique acceptable. Car à l’heure actuelle, tu es faible. Faible comme une larve. » et c’était ainsi, ils ne cessaient de le rabaisser à longueur de journée. Leur excuse ? Lui dicter la bonne conduite, lui apprendre toutes les choses qu’il devait savoir, tant et si bien qu’il en sut bien plus qu’il ne l’aurait dû. Son caractère s’étant forgé sur l’idéal de ses parents, il devint froid, distant, et garda tout son savoir pour lui-même. Il se mit à combattre son père de nuit, se réveillant à l’aube avec les muscles au supplice, le cerveau ébouillanté, le pelage couturé de cicatrices, et refusant tout soin pour prouver qu’il n’était pas faible. Il ne se confia jamais à personne. Ses entraînements intensifs portèrent leurs fruits sur sa réflexion. Mais il n’était ni modeste, ni fier. Ses parents pointaient toujours ses défauts. Le critiquaient sans arrêts. Et il se taisait, impassible. Son perfectionnisme devint une véritable obsession. Chaque nuit le combat devenait plus féroce, plus violent entre lui et son paternel. Il voulait recevoir des louanges largement méritées. Il voulait surpasser son père. Et prouver au Clan qu’il était le meilleur. Lorsqu’il fut arrivé au terme de son apprentissage, à sa dernière nuit, la demi-lune, le félin puissant qui se tenait devant lui avait un regard tellement hostile qu’on aurait dit un meurtrier n’attendant que de faire couler le sang. Ce qui effraya Nuage d’Azur.
« Alors, qu’est-ce que tu attends ? avait grondé le félin qui lui faisait face, la fourrure gonflée.
– Tu es mon père, avait prononcé calmement l’apprenti, je ne voudrais pas te blesser. »
Il avait éclaté de rire, si froidement, si narquoisement, qu’Azur Irisé avait fait le gros dos, vexé.
« Allons, d’où te vient cette pitié si soudaine ? Est-ce que je me soucie de toi ? » il avait laissé le silence bourdonner aux oreilles de son fils, s’était délecté de sa peur, puis avait poursuivi : « Bien sûr que non. Tu es bien trop laid et faible pour que je me préoccupe de toi un seul instant. Tu as toujours été ainsi et cela ne changera jamais, Nuage d’Azur, jamais.
– Alors tu es un idiot, avait-il craché avec rancœur. Si tu m’avais apporté de l’affection sincère, mon cœur ne serait pas empli de souffrance et de rage. J’aurais progressé plus qu’aucun autre.
– Ici, il n’y a qu’un seul idiot, et c’est bien toi ! avait rugi l’autre. Ma parole, tu es plus cupide qu’un chat domestique. Tu aurais voulu que je te soigne de tes douleurs par des mots ? Mais qu’est-ce que cela t’aurait apporté de plus ? Un guerrier ne se bat pas avec des mots, mais avec ses griffes.
– Tu n’as jamais noté un quelconque progrès, continuait de s’énerver le novice, comme si j’étais resté au point mort. Pourtant, je bats haut la patte les autres apprentis. J’ai été jugé comme étant à un niveau supérieur à celui de « base » et mon baptême a été avancé, que veux-tu de plus pour être fier de moi ? »
Il avait cru distinguer de la surprise quelque part au fond des prunelles impénétrables de son père, mais cette lueur avait disparu si vite qu’il se persuada que ce n’était qu’une illusion.
« C’est bien la moindre des choses que nous puissions espérer de toi, avait-il persifflé en plissant les yeux.
– Je ne suis pas faible. Si je l’étais, ils auraient reculé le baptême et je n’aurais pas vaincu les apprentis.
– Ils ont dû avoir pitié de toi, certainement. J’en ferai part au chef. Par nos ancêtres, je ne parviens pas à comprendre la raison de son choix. Il a dû perdre la raison.
– En tous cas, ce qui est sûr, c’est qu’il est plus raisonnable que toi. Haïr son fils parce qu’il est né plus petit que ses frères et sœurs, c’est bien là la chose la plus stupide que je n’ai jamais pu connaître, et tu ne t’arranges guère avec le temps.
 – Et toi, tu n’arranges pas ton cas.
– Qu’importe ? Je fais de mon mieux, je ne vois pas ce que tu attends de mieux.
– Que tu te surpasses. Mais trêve de bavardage, je ne peux quand même pas t’empêcher de dormir, ou bien tu ne seras plus bon à rien ! Ce qui ne changerait pas tellement de d’habitude. » et il se jeta avec une telle férocité sur son fils qu’il ne put répondre quoi que ce fût. Il sentit des griffes traverser sa fourrure, se planter dans sa peau et la lacérer avec hargne. Son père était bien trop rapide et corpulent pour lui.
« Il faut tenir compte des qualités de l’adversaire, bien sûr, mais tu as toi aussi tes qualités. Regarde-moi ce corps souple. Tu pourrais échapper à ton ennemi si facilement qu’il ne s’en rendrait même pas compte. » il se souvint des paroles chaleureuses de son mentor, et reprit espoir. « Qui a peur de perdre, a déjà perdu. »
Ce qui se produisit dépassa de loin toutes les attentes qu’un père aurait vis-à-vis de son fils. Nuage d’Azur se défendit avec bravoure, évita des blessures graves, et anticipa les déplacements de son père comme s’il pouvait les prédire. Il connaissait ses techniques à la perfection, désormais. Elles n’avaient plus aucun secret pour lui.
Puis soudain, il n’entendit plus rien que les battements effrénés de son cœur. L’ardeur du combat. Le sang qui pulsait dans chacun de ses muscles. Tout se mit à subitement tourner, comme les feuilles battues par le vent tourbillonnant sur le sol. Il s’écarta de son père, confus, secouant la tête en se maudissant tout bas. Mais lorsqu’il reporta à nouveau son regard sur lui, il ne trouva pas la haine. Il ne trouva pas la médisance. Il n’y trouva que de la surprise mêlée à de la peur. Et il en fut si stupéfait qu’il dut cligner plusieurs fois des yeux, avant de se rendre compte que le félin le cherchait, l’air perplexe et désarçonné.
Était-il devenu subitement aveugle ?
« Mais qu’est-ce que tu fais, tu es devenu fou ? » lui cria l’apprenti, mais son interlocuteur ne l’entendit pas.
Et il se rappela d’une chose.
Chaque félin développe un pouvoir différent, et ce d’une manière totalement aléatoire, avait expliqué son mentor lors de leur première rencontre. Personne ne sait de quelle façon il va se manifester. Certaines sont gênantes, d’autres arrivent au moment propice. Tu es discret, peut-être que ton pouvoir s’adaptera à ton caractère. Je n’en sais trop rien. Ils surviennent en général pendant l’apprentissage. Tu ne devrais pas tarder à le découvrir. Il se souvenait encore d’avoir attendu, attendu, mais ce sentiment l’avait quitté au fil des entraînements sanglants avec son père. Depuis, il l’avait complètement oublié.
Je suis invisible ! avait-il songé, aussi perplexe que son adversaire. Je ne dois pas me réjouir trop vite cependant. Je ne le maîtrise pas encore très bien. Je ne connais pas ses différentes facettes.
Il battit, pour la première fois, son père à plate couture. Il frappait avec précision, adresse et de façon méthodique. Il jubilait. Des larmes de joie, de colère, roulèrent sur ses joues sans atterrir le sol, comme immatérielles et éphémères. Lorsqu’il vit le félin massif s’écrouler à terre dans une mare de sang, il poussa un cri de victoire si grand qu’il craignit de réveiller tout le camp.
Mais il ne réveilla personne. Personne ne semblait l’entendre non plus.
Avec la seule force de sa volonté, il redevint parfaitement visible et se pencha sur son père qui gisait à terre et gémissait. La rancœur contenue dans le cœur de l’apprentie se déferla dans un torrent de mots blessants et insultants.
Et d’un coup, son père se tut.
Nuage d’Azur avait reculé, croyant que c’était une feinte. Il se souvenait de ce moment. Il s’en souviendrait toujours. Emporté par son désir intense de vengeance, il avait plus que remporté cette bataille. Il l’avait définitivement gagnée. Il avait attendu longtemps, très longtemps, tapi dans l’herbe recouverte de gelée, puis il s’était levé et avait rejoint le corps inerte. Il ne bougeait plus du tout. Il n’y avait plus de soulèvement de poitrine, aussi faible fusse-t-elle, ni de réaction lorsqu’il le secoua violemment. Et tout ce qu’il trouva comme réaction, ce fut de hausser les épaules.
« J’ai gagné, et ça, tu ne pourras jamais le nier, jamais, avait-il murmuré à son oreille.
– Je suivrai chacun de tes pas, félon, avait rugi une voix dans sa tête. Je te suivrai de si près que tu sentiras mon souffle dans tes oreilles lorsque tu te réveilleras. Je peux te l’assurer. 
– Qu’importe ! avait rétorqué tout haut son fils, indifférent. Un souffle ne me fait guère peur, tu n’es pas plus puissant qu’un faible souffle de vent glacial. »
Et la voix s’était tue pour toujours.
Les funérailles furent très douloureuses pour sa mère, mais il lui lança un regard si froid qu’elle en fut hantée et se suicida deux jours plus tard.
Depuis, Azur Irisé avait conservé ce froid habituel, et ne s’en était encore jamais séparé.