Un sourire tiré avec des épingles, dirigé dans un soixante dix degrés peu commodes sur la droite, une platitude effrayante sur la gauche, chaque mimique du petit noiraud semblait millimétré. Ses pas, soigneusement espacés de dix sept centimètres chacun, étaient d’une régularité effrayante. Vous l’aurez deviné, tout le monde, la Terre, l’Univers, et même Dieu s’il daignait jeter un regard à la minuscule silhouette noire que représentait ce sombre seigneur, oui, mesdames et messieurs, Monarque s’ennuyait fermement.
Tout était bon chez lui quand dame Ennui venait frapper à sa porte, ou à sa boîte crânienne plutôt. Compter ses pas vers le Nord, tenter d’apprendre la caractéristique des plantes, se laver minutieusement jusqu’à qu’aucune poussière ne venait éclairer son pelage sombre (quelle hérésie ce serait !), parler avec Nuits Fauves (si ce dernier répondait).
Nuits Fauves était absent, ses possibilités d’activités étaient restreintes. Retirer « comment rendre fou Nuits Fauves ? » de la liste déjà. Cette occupation lui valait des heures entières de torture de méninge, le mal foutu étant d’une patience admirable. Le petit félin venait d’atteindre un seuil d’ennui phénoménal. Que dis-je, pharaonique, divin, exemplaire pour tous les stressés et occupés de ce bas monde.
Il allait aux falaises. Il voyait des milliards de chats s’y jeter, et cette vision le laissait indifférent. Si le suicide ne tuait pas, il se serrait bien jeter d’une falaise, pour voler un peu, et avoir la surprise douloureuse de la fin. Il allait avoir ses deux addictions en une action : l’ivresse de l’adrénaline et le retour plaisant d’une fin de douleur. Monarque agitait une oreille, d’un air peu concerné. Ses observations débutèrent ce jour-ci.
Il y avait, ce félin aussi noir que lui, avec ses yeux un peu clairs et moins bizarres que les siens, son œil aussi jaune que son gauche. Ce félin avait cette tâche blanche rebelle au bout de la queue, comme si tout le bonheur du monde l’avait pénétré et s’était rebellé contre lui, s’était échappé et l’avait embrassé, déposant ce blanc étranger.
Sans rire, en une fraction de seconde, Monarque aurait pu se retrouver dans le physique de cet inconnu. En se rapprochant, il avait cette même carrure un peu biscornue, un peu brisée et pointue sur tous les bords, un peu fine oui, un peu gauche. Comme son œil. Etonnant.

Il récidiva cette observation jour après jour. C’est avec stupéfaction qu’il remarquait que l’inconnu était toujours là. Monarque passait, repassait, plusieurs jours par jour, avec son regard étrange, étonné, atterré. Non. Il était toujours là. Toujours. Monarque se mit à se demander s’il mangeait, s’il buvait, s’il avait des pattes fonctionnelles, s’il n’était pas mort foudroyé et condamné à rester ici pour l’éternité. Oh non, ce félin n’est pas conventionnel, Monarque haïssait la notion de normal, n’étant que normal la normalité.

Au bout de deux jours, il commençait à s’inquiéter de voir cette ombre, toujours, bloquée sur ses positions, bloquée certainement dans un véritable gouffre de pensées, bloquée devant des falaises. Bloquée devant ses falaises, ce point était réellement alarmant. Le vide était attirant, mais au point de s’y poster durant des jours entiers ? Sérieusement ? Monarque fit un bref geste de tête, s’assurant qu’il se foutait de toute manière de la manière d’agir d’autrui, n’étant fou que celui incapable d’admirer l’hiver, puis il se posa à côté de lui, imitant son allure. Désagréable, étonnante, intenable. Qu’est – ce qu’il foutait là, lui ?

« Dis… »

Il jeta un coup d’œil vers l’autre noiraud. Faire un commentaire sur la tâche blanche sur sa queue serait bien étrange, et faire un commentaire sur son regard pénétrant serait déplacé. Il fixa l’horizon de ses yeux vairons, signe de sa dualité intérieure. Autre exemple du paradoxe vivant qu’il formait : se foutre de la vie d’autrui pour aller au final leur parler. L’inconnu ne ressemblait pas à un de ses jeunes guerriers débauchés qui faisait la joie de notre Monarque, mais à ce genre de spécimen qu’il côtoyait à travers Nuits Fauves.
Mais Nuits Fauves était plus complexe, plus indescriptible. Monarque n’était pas un savant, il laissa les utopies et la pensée de Fauves. Laissons ce qui est à Fauves à Fauves, et notre mental ne recevra ni coup douloureux ni démolition prématurée. Revenons aux falaises, si vous voulez bien.

« Tu sais que ça fait super longtemps que t’es là. Un peu plus et tu te transformes en rocher, ça me fait super peur. Tu sais, le lierre qui te grimpe dessus et tout. Quelle horreur. »

Il ne fit ri… Ah si, il leva un sourcil, ou un semblant de sourire, ou une paupière. Imaginez qu’il levait son œil, la scène est plus drôle.

Spoiler:

La voix des oiseaux résonnait dans mes oreilles, faisait écho dans cette vaste vallée. Ce son me dérangeait. Ne pouvaient-ils pas fermer leurs becs ? Mon regard observait un vide. Un vide, caché entre deux bouts de terre. Ma silhouette souple était ancrée au sol, quatre pattes qui ne bougeaient plus. L'arrière de mon corps était posé au sol, et je restais là, assis. Le temps ici paraissait lent, suspendu. Plus une bribe de vent venait effleurer ma peau, et j'avais toujours cette impression de sentir l'odeur du sang. Ma fourrure ébène restait lisse sur ma peau, et paraissait impénétrable. D'un geste lent, je ramenai ma queue autour de mes pattes, qui contrastait avec le reste de mon corps, blanc qu'elle est.

Un sentiment indéchiffrable serrait mon cœur. Mais je savais qu'il fallait que je me repose, que je cesse de me torturer l'esprit. De ces pensées malfaisantes. De ces pensées qui me guidaient au plus bas. Mais comment faire face ? Comment arrêter ? Cette addiction coulait toujours dans mes veines, cette soif de vengeance, cette envie meurtrière. Dans mon regard, aucune trace de cette colère n'existait. Elle reposait uniquement en moi. Tantôt, mes muscles se contractaient, signe de mon irritation, tantôt ils se détendaient. Le fils de mes pensées tournaient parfois au rouge, mais se calmaient quelques temps.

Mon soupir vint interrompre le chant des oiseaux. UC

« [b] »