Haute dans le ciel par cette nuit fraîche d'hiver, la lune éclairait les grands pins bordant la clairière. Nimbés d'argent, les arbres verts semblaient encore plis imposants, du fait qu'ils étaient les seuls à avoir gardé leurs habits verts lors de la saison froide. Et ils se dressaient là de toute leur hauteur, comme pour intimider les visiteurs. Au loin, des petites étoiles dansaient sur la voûte céleste. L'herbe brunie prenait des teintes irréelles, nuancées d'argent et d'or, comme si des lucioles y vivaient et s'apprêtaient à prendre leur envol et à danser jusqu'à l'aube.

Un tel spectacle la laissait de marbre. Sa longue fourrure immaculée étincelait d'argent, du même éclat que les tombes qui parsemaient le sol du cimetière. Oui, elle incarnait en quelque sorte la Mort. Au fond, elle n'était qu'un esprit vide, juste habité par la haine et la rancœur, de la solitude également. De toute façon, elle n'avait besoin de personne, et personne n'avait besoin d'elle. Elle vivait enfermée dans sa notion de Clan, celle qu'il lui fallait imposer aux autres afin que l'Ombre rayonne à travers toutes les terres. Afin que sa tribu soit la plus puissante, et la plus fière de toutes.

Etoile Reptilienne avait déjà commencé cette office. Mais elle était morte. Et l'amertume de cette perte - de cette défaite, également - lacérait la gorge de Blackheart. Et comme si cela ne suffisait pas, la succession avait été l'une des pires. Représailles du Destin - Etoile des Représailles, mais elle se refusait à le nommer ainsi - avait gâché tout ce qu'avait réalisé la meneuse en neuf existences. Et cette haine-là était encore pire. Le faux meneur avait détruit l'avenir de son Clan, le rendant plus faible, accueillant des chats domestiques en son sein.

Il y avait eu des guerriers de valeur dans le Clan de l'Ombre, certes. Mais l'Usurpateur avait fait en sorte de les faire disparaître. Etoile Reptilienne était morte, et Œil du Lion aussi. Et ce dernier était mort de la patte de Représailles du Destin en personne. Oui, le faux meneur avait laissé ce grand guerrier sombrer dans les flots noirs de la Mort. Et Blackheart, fille d’Éclair de Jais et d'un traître, nièce du guerrier défunt, ne tolérerait pas un tel affront envers l'honneur du Clan.

Une odeur diffuse vint agresser ses narines, alors qu'un grognement rauque lui montait à la gorge. La senteur atroce de la trahison et de l'usurpation corrompait l'air. Blackheart se leva d'un bond, furieuse, ses yeux violacés luisant d'une lueur menaçante au clair de lune.

Elle avança, cherchant son ennemi, celui qui lui avait tout enlevé, celui qui faisait honte au Clan, qui l'affaiblissait de jour en jour.

- Bien le bonsoir, Cœur Noir.

Sa voix grinçante écorcha les oreilles de la femelle, qui grogna à l'encontre de son chef. Son meneur qui n'en était pas un, à ses yeux.

- Bonsoir, Représailles du Destin, lança-t-elle d'un ton qui annonçait l'ironie. Tu es venu honorer la mémoire d'Etoile Reptilienne et d'Œil du Lion ?

Aussitôt, le regard menaçant de Blackheart se riva dans celui du matou squelettique, aux nuances de gris écailleux d'une laideur affolante. Alors qu'elle croisait ses yeux aussi vides et dénués d'émotions, elle montra les crocs. Comment pouvait-il n'avoir aucun remords alors qu'il souillait le Clan ? Comment pouvait-il ne pas être rongé par la culpabilité alors qu'il avait laissé Œil du Lion mourir ?

- Je suis venu ici ce soir honorer la mémoire de tous ceux qui ont fait, à un moment ou à un autre partie de ma vie. Etoile Reptilienne et Œil du Lion en font partie., fit calmement l'Usurpateur. Je sais très bien ce que tu penses, Cœur Noir, je sais très bien que tes paroles étaient dans un premier lieu ironiques. Mais sache que je me rend ici toute les lunes.
- Tu es tombé bien bas, Représailles du Destin, ironisa la femelle. Tu es venu chercher de l'inspiration auprès des vrais guerriers qui sont morts - certains par ta faute ? Pourquoi, ton rôle de meneur est difficile à assumer ou alors c'est la pourriture de ton esprit qui te ronge ?

Le mâle se leva sans répondre, et Blackheart considéra son silence comme une première victoire. Alors qu'un vent soufflait, berçant leurs pelages nuancés d'argent, de gris et de blanc, il s'apprêtait à sortir. Avait-il été blessé par ses remarques ? Cette simple idée fit jubiler la femelle, bien que cela l'étonnât un peu. Comment pouvait-il ressentir du regret, ou simplement être blessé au fond de son cœur aussi vide que ses prunelles immaculées. La fourrure du faux meneur frôla celle de la guerrière à l'âme ravagée, ce qui lui arracha un grognement menaçant, ainsi qu'un regard noir envers le matou.

Alors qu'il s'apprêtait pourtant à sortir, il s'assit au sol, et miaula de sa voix crissante et désagréable :

- Si tu souhaites, comme toujours, me rabaisser, je t'en prie, ne le faisons pas ici, ce n'est pas le lieu approprié, aucune dispute, aucune bagarre, aucune haine ne devrait se trouver ici.
- Je crois que c'est trop tard pour la haine, Représailles du Destin. Je pense que tous les véritables guerriers reposant nourrissent envers toi une rancœur infinie au vu de ce que tu as fait de leur Clan. A quoi pensais-tu avec Petit Désert, hein ? C'est un chat domestique, il salit notre lignée ! s'emporta-t-elle.

L'Usurpateur releva ses yeux vides elle et la dévisagea. Le regard violacé de la guerrière, dont les pupilles formaient deux fentes semblables à un croissant de lune menaçant, fixaient le matou avec amertume. Comment pouvait-il rester impassible alors que le Clan était sali de jour en jour par sa faute.

- Quand j'étais plus jeune, même si je n'aimais pas le fait que tu as volé sa place à Etoile Reptilienne, je pensais qu'avec le temps, tu réussirais à devenir un meneur aussi digne et fort qu'elle. Mais depuis que tu es sur le trône, tu ne fais que saboter tout ce qu'elle a pu réaliser en neuf existences. Pourquoi fais-tu cela, Représailles du Destin ? Cela t'amuse-t-il de voir notre Clan - oui, le nôtre, celui des guerriers dignes - sombrer dans les abysses de la faiblesse et de l'indignité ?

Elle soupira. En cet instant, elle en avait assez d'être haineuse. Il l'exaspérait. Elle voulait comprendre. Comprendre pourquoi il noyait les siens dans le déshonneur. Un instant de calme forcé et terrible qui l'amènerait vers une sentence plus adéquate, et un jugement mieux porté. Tout était sûr, elle renverserait le faux meneur, et le Clan de l'Ombre renaîtrait de ses cendres, ainsi que tous les guerriers qui un jour ont été dignes.